Une Maison du Peuple, trois vies

Une Maison du Peuple, trois vies

Vendredi, Février 23, 2024

La Maison du Peuple de Lausanne fait peau neuve. À cette occasion Olivier Pavillon, ancien directeur du Musée Historique, s’est plongé dans l’histoire d’une institution intimement liée au mouvement ouvrier vaudois.

Article paru dans « Services publics », le journal du Syndicat des services publics, le 25 février 2022. GUY ZURKINDEN . RÉDACTEUR

PHOTO D’ARCHIVE . TIRÉE DU JOURNAL LA PATRIE [1]

Dans quel contexte naît la Maison du Peuple de Lausanne ? 

Olivier Pavillon – Elle est créée en 1899, à l’initiative de bourgeois progressistes et de personnalités socialistes: Auguste Forel, célèbre savant, psychiatre, spécialiste des insectes et père de la Ligue pour l’action morale; le socialiste Georges Renard, réfugié de La Commune de Paris (1870) et professeur au sein de la nouvelle université de Lausanne; Anton Suter, riche mécène saint-gallois qui fera bénéficier le mouvement ouvrier et la culture de sa fortune.

Ces personnalités défendent un idéal d’harmonie entre les classes sociales. Leur objectif est d’apporter hygiène, éducation et culture aux ouvriers – tout en luttant contre l’alcoolisme. Elles ouvrent dans cet objectif une Maison du Peuple à la place Saint-François. L’endroit se révélant trop petit, Anton Suter achète en 1901 un vaste bâtiment situé rue de la Caroline. Depuis ce nouveau siège, qui abrite notamment une salle de musique de 600 places, la Maison du Peuple pourra prendre son essor. 

Quelles sont les activités qui y sont menées ?

La Maison du Peuple organise des initiatives à caractère social: la Goutte de lait, qui permet aux femmes de se renseigner sur alimentation des nourrissons; un bureau pour l’hygiène ouvrière; ou encore une consultation juridique. 

C’est aussi un lieu de divertissement et d’éducation. Des conférences, des cours très divers, des soirées littéraires, des spectacles et des concerts s’y tiennent. Souvent, les activités et thématiques restent assez éloignées des préoccupations du mouvement ouvrier. Des conférences sur Marx ou le socialisme réformiste y seront cependant aussi organisées par des figures du mouvement socialiste comme Paul Golay ou Jules Humbert-Droz.

Quelle était la place du mouvement ouvrier dans cette première Maison du Peuple ?

La première Maison du peuple ne naît pas de la classe ouvrière, mais elle s’en rapproche rapidement. D’abord réticente, l’Union ouvrière lausannoise (UOL) participe à son comité dès 1901, aux côtés de onze syndicats. 

Les tensions sont cependant importantes. Des ouvriers présents au comité se plaignent qu’on ne les écoute pas. Ils ne se sentent pas toujours à l’aise avec les « professeurs ». Les anarchistes et les syndicalistes révolutionnaires, de leur côté, critiquent la logique de paix sociale et le paternalisme des créateurs de la Maison du Peuple.

Celle-ci devient cependant un lieu de rencontre et un symbole pour le mouvement ouvrier. Elle est aussi crainte par la bourgeoisie: en mars 1907, lorsqu’une grève générale touche le canton de Vaud, l’armée occupe le bâtiment !

En 1916, les organisations ouvrières s’émancipent… 

Au début du XXe siècle, le mouvement ouvrier vaudois évolue rapidement. 

L’Union ouvrière a pris un virage xénophobe et mène des campagnes contre les ouvriers italiens, français, allemands et même suisses allemands ! En 1909, son aile gauche, emmenée par Paul Golay et Charles Naine, fait sécession pour fonder le Parti ouvrier socialiste lausannois (PSOL). 

En 1916, le PSOL, une quinzaine de syndicats, l’UOL et le parti socialiste italien de Lausanne créent un Cercle ouvrier lausannois (COL). L’objectif de cette association est de rompre avec la conciliation de classes et de s’affranchir de la dépendance à l’égard des fondateurs de la première Maison du Peuple. 

En avril 1923, le COL ouvre, avec le concours du syndicat des typographes, un Cercle ouvrier et typographique, sis à côté de l’église de Saint-Laurent, dans un bâtiment acheté par les typos. Pour la première fois, les organisations ouvrières se dotent de leur propre lieu d’organisation et de débat !

Les discussions qui se tiendront au cercle ouvrier seront souvent vives, reflétant les tensions qui traversent la gauche dans le monde entier. À Lausanne comme ailleurs, les fronts se tendent. Dans un contexte marqué par la montée du fascisme et du nazisme, le Parti socialiste (PS) et les grandes faîtières syndicales s’opposent aux membres du parti communiste (qui naît en 1921 en Suisse), de la gauche du PS ou du courant anarchiste. 

Même le personnel du café se mêle aux débats !

Lausanne comptera deux maisons populaires jusqu’au milieu du siècle dernier…

En effet. L’établissement situé à la Caroline continue ses activités, notamment culturelles. Des musiciens renommés, comme Clara Haskil ou Pablo Casals, s’y produisent. La première Maison du Peuple reste aussi un lieu de référence pour le mouvement ouvrier: en novembre 1932, lorsque l’armée tue 13 manifestants à Genève, c’est devant la Caroline que se réunira le cortège dénonçant ce massacre. 

Entre la Maison du peuple et le Cercle ouvrier, les contacts seront nombreux. Anton Suter proposera d’ailleurs plusieurs fois au cercle de rejoindre l’institution de la Caroline, mais ses représentants veulent garder leur autonomie. 

En 1954, le bâtiment de la Caroline sera détruit, mettant un point final à l’expérience entamée en 1899.

Quant au Cercle ouvrier, il s’installera en 1934 sur la place Chauderon, où se nommera d’abord « Nouvelle Maison du Peuple ». Après la guerre, on l’appelle le « Kremlin » car le Parti ouvrier populaire (POP), en pleine expansion, y a ses locaux aux côtés du PS et des syndicats. En 1961, le bâtiment sera démoli et entièrement reconstruit. La troisième vie de la Maison du Peuple pourra commencer. Elle continue aujourd’hui.

60 ans de la Maison du peuple de Chauderon

Conférence et table-ronde

Mardi 1er mars, 18 h 30

Programme en page 8

Et aujourd’hui ?

UN LIEU CLÉ POUR LES FORCES PROGRESSISTES

Depuis quelques années, la Maison du Peuple vit au rythme de différents chantiers. 

Une grosse opération de rénovation de l’aile sud a permis d’assainir les locaux communs, de répondre aux exigences de protection incendie, de réaffecter des locaux pour la Haute école de musique et de rénover les salles de réunion. 

Depuis leur réouverture en 2019, ces dernières ne désemplissent pas: assemblées syndicales ou politiques, formations, séances de travail, événements culturels, cours de théâtre, thés dansants, etc. Les activités (près de mille par an !) sont riches et diverses.

Côté syndical, on constate un retour des organisations qui avaient pu faire quelques infidélités. Face à ce succès et aux nombreuses demandes qui ne peuvent être satisfaites, un projet de transformation de l’ancien cinéma Eldorado en plusieurs salles est à l’étude. Ces nouvelles salles seront plus polyvalentes, afin de faciliter des utilisations diverses. 

Les transformations ont aussi permis d’augmenter les espaces administratifs pour les associations, partis et syndicats. De nouvelles salles sont prévues afin de répondre aux demandes en attente et un lieu de coworkingassociatif est en réflexion.

Ces différents projets devraient encore renforcer la Maison du peuple dans son rôle de principal pôle syndical, associatif et politique du canton. 

La Maison du peuple a une longue histoire, mais reste un lieu vivant où se forge l’avenir. Et ce, grâce aux différentes forces progressistes qui l’animent. Ensemble.

JULIEN EGGENBERGER . PRÉSIDENT . CERCLE OUVRIER LAUSANNOIS

[1] Occupation de la Maison du Peuple de la Caroline par l’armée, lors de la grève de 1907. Avec nos remerciements à la bibliothèque du Musée Historique Lausanne.

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